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Sainte Jeanne d'Arc: Modèle de fidelité à l'Eglise - 2 |
Le début du Rapport au VIIème Congrés de la Cité Catholique, présenté à Orléans en Juillet 1956 par Dom Georges FRENAUD, a été publié dans notre précédent bulletin (n°150).
La foi qui nous attache à l’Église
Il me sera maintenant facile de recueillir pour nous la leçon qui ressort de cet incomparable exemple. Comme celle de sainte Jeanne d’Arc, notre fidélité à l’Église sera d’abord un grand acte de foi surnaturelle ; elle sera aussi une humble soumission à son enseignement et à ses ordres ; elle sera surtout un acte de charité qui, à travers l’Église, nous unira à l’Amour incréé, l’Esprit même de Dieu, qui l’habite et la conduit.
Le mot de fidélité dérive du mot latin fides qui exprime la foi. Selon son acception commune et naturelle, il signifie la stabilité et la fermeté des liens spirituels et moraux qui attachent l’homme à une idée, à une oeuvre, à une autre personne, à une institution ou même à Dieu. Lorsque, de cette manière, elle nous attache au bien, la fidélité est une grande qualité. Mais elle devient une vertu beaucoup plus haute, plus précieuse et plus féconde lorsqu’elle nous fait adhérer à Dieu lui-même et à l’œuvre de Dieu accomplie dans ce monde par Notre-Seigneur Jésus-Christ au sein de l’Église, qu’il a fondée comme moyen universel de salut. Or, c’est la foi surnaturelle et théologale qui nous attache de cette manière à Dieu, au Christ et à l’Église. Elle le fait d’une manière d’autant plus ferme et plus stable qu’elle ne s’appuie plus sur des motifs purement humains et donc déficients, mais sur une grâce de lumière que Dieu lui-même fait descendre en notre intelligence.
Aussi Dieu est-il toujours le premier objet et le premier motif de notre foi. Mais ce Dieu en qui nous croyons n’est pas une pure idée abstraite : il est un Dieu réel et vivant, qui, le premier, nous a prodigué les avances les plus éclatantes de sa tendresse et de son amour. Il nous a révélé son Mystère et fourni les moyens seuls capables de nous conduire à une parfaite union avec Lui. Ces moyens sont d’ordre divin, et comme tels ils sont eux aussi objets de foi. Or, parmi ces moyens, l’un d’eux tient une place privilégiée en raison de sa richesse, de son universalité et de sa nécessité : c’est la sainte Église catholique que le Seigneur a fondée, à laquelle il a envoyé son Esprit, dont il demeure le chef, ici-bas invisible, mais toujours présent et agissant en elle. A tous ces titres, cette Église est elle-même objet de notre foi et, nous l’ajouterons bientôt, objet de notre espérance et de notre amour. Si bien que l’on peut sans peine rattacher à ces vertus théologales, fondement de toute vie chrétienne, les liens qui nous unissent fermement à l’Église et font de nous ses fidèles.
On objectera peut-être que la foi ne porte que sur des réalités invisibles, alors que l’Église du Christ est une société visible, discernable parmi tous les autres groupements humains. Il est bien vrai, et il faut le maintenir avec force, que l’Église du Christ, sous l’un de ses aspects, est corporellement visible. Tous peuvent la voir, même s’ils n’ont pas la foi. S’ils ne la voyaient pas, ses ennemis ne pourraient la combattre, ni encore moins, comme ils le font parfois, l’admirer.
Mais notre Eglise ne se réduit pas à un corps social qui n’aurait d’autre unité que celle créée par des liens juridiques. Chacun de ses membres, au jour de son baptême, a reçu un sceau sacramentel qui l’ordonne au culte public institué par le Christ et qui le fait participer à son sacerdoce. Il y a là une consécration profonde et très réelle, mais toute surnaturelle, perceptible au seul regard de la foi.
Il y a plus encore lorsque ces membres consacrés au service de Dieu vivent de la vie de la grâce : ils sont alors sous l’influence actuelle et immédiate de la vie même du Christ qui se prolonge en eux, en sorte qu’ils deviennent les membres vivants de son Corps Mystique. Enfin, richesse surnaturelle suprême et de valeur cette fois infinie, l’Esprit de Dieu, la troisième Personne de la Très Sainte Trinité, se rend sans cesse réellement présent, quoique d’une manière très mystérieuse, dans toute l’Église, pour l’inspirer, la guider et la faire aimer de son propre amour, pour achever et consommer sa parfaite unité. Toutes ces richesses inouïes et bien d’autres encore -telle l’Eucharistie-, appartiennent vraiment à l’Église, et c’est à ce trésor que nous attache notre foi lorsqu’elle nous fait connaître avec certitude chacune de ces grandeurs.
Pourtant, si la foi en nous découvrant ces merveilles, nous relie déjà à l’Église et nous constitue ses fidèles, elle obtient beaucoup mieux encore et plus intimement ce résultat en conformant nos pensées et nos jugements aux pensées et aux jugements de cette Église. Croire, c’est accueillir l’enseignement de l’Église, c’est reconnaître cet enseignement comme condition et règle de notre foi. Rappelons-nous ici les naïves et si profondes réponses de sainte Jeanne d’Arc qui ne cessait de redire à ses juges qu’elle croyait tout ce que croit l’Église et qu’elle n’aurait voulu pour rien au monde soutenir une opinion qui eut été contraire à cette foi. La foi nous lie à la pensée de l’Église et par là même à la pensée de Dieu. Beaucoup de chrétiens, aujourd’hui, semblent avoir oublié ce vrai sens et cette vraie valeur de la foi. Trop uniquement attentifs à l’engagement personnel requis par l’acte de foi, ils conçoivent leur conviction religieuse non seulement comme une adhésion libre -ce qui est indéniable-, mais comme une émanation de leur propre fonds, une expression de leurs besoins et de leurs tendances intimes. Si la vraie foi comble, en effet, les tendances naturelles les plus hautes de notre âme, elles les dépasse sans mesure, si bien qu’elle est toujours une grâce, un don de Dieu parfaitement gratuit, transmis jusqu’à nous par l’Église. Dieu a d’abord confié ce don à l’Église, constituée à l’origine par le collège apostolique, et il a commis à ses apôtres et à leurs successeurs la mission de le conserver intact, de le vivifier et de le répandre. Lorsque nous l’accueillons, nous adhérons sans réserve à cette foi de l’Église, nous ne faisons plus qu’un avec elle dans la profession de la vérité divinement révélée. Dans la mesure où nous aurons accueilli et conservé cette foi, nous serons vraiment fidèles à l’Église et à Dieu.
Nous pouvons tout de suite dégager de ces réflexions sur la foi une conséquence pratique très importante pour assurer notre fidélité à l’Église. C’est que, pour lui être fidèle, il nous faut d’abord l’écouter et l’entendre. « Fides ex auditu », écrivait saint Paul. C’est, en effet, l’Église et elle seule, en la personne de ses évêques et de ses prêtres mandatés à cette fin, qui peut nous dire sa foi, nous l’enseigner et nous l’imposer. Combien de chrétiens, trop empressés de penser par eux-mêmes leur conceptions religieuses, n’oublient-ils pas ce devoir primordial? Ils ne sont presque plus à l’écoute de l’Église. Ils vont chercher la vérité ailleurs, plus empressés d’accorder leur audience aux spécialistes des sciences, de l’érudition, des lettres profanes ou d’une philosophie à la mode ; ils n’entendent plus la voix de l’Église, qui ne cesse pourtant jamais de proclamer sa foi par les divers organes de son magistère. Pour eux, cette voix n’apporte rien de nouveau, elle n’a jamais substantiellement varié depuis vingt siècles, elle n’est donc plus adaptée aux conditions actuelles de l’humanité.
Il n’est pas nécessaire de réfuter ces sophismes : le contenu substantiel de la foi n’est ni passé, ni nouveau ; il est divin et donc éternel, et en ce sens toujours pleinement actuel. La vraie fidélité à l’Église suivra dès lors une tout autre voie. Elle se traduira par un empressement toujours en quête de recevoir de l’Église la parole de Dieu. L’Église, pour sa part, s’acquitte royalement de sa mission d’enseignement. Songez en premier lieu à l’admirable Pontife qui ne cesse de prodiguer en toutes occasions un enseignement toujours profond, toujours lumineux, toujours parfaitement adapté aux circonstances les plus actuelles. Regrettons seulement que parfois la Presse, même catholique, ne soit pas assez empressée à divulguer ces paroles, destinées pourtant, presque toujours, à un auditoire beaucoup plus étendu que celui des pèlerins présents à l’audience pontificale. C’est l’honneur de La Cité Catholique de porter son principal effort sur ce travail de diffusion, qui constitue pour son enseignement le meilleur gage de sécurité. Et vous connaissez tous l’heureuse et féconde entreprise de quelques-uns de mes confrères de Solesmes pour présenter dans une édition pratique l’ensemble de ces enseignements pontificaux, afin que tous puissent sans difficulté en dégager les lignes constantes, garanties par là-même du charisme de l’infaillibilité. Entendre l’Église sera aussi entendre l’enseignement de nos évêques et de ceux qui, en leur nom et avec eux, nous transmettrons la doctrine, qu’ils auront eux-mêmes, en dernier ressort, recueillie du siège Apostolique. Entendre l’Église, ce sera écouter sa grande prière, écho fidèle de sa foi. La liturgie sacrée est l’organe le plus usuel du magistère ordinaire de l’Église. Tout chrétien doit avoir à cœur, dans la mesure de ses moyens, d’y puiser abondamment. La chose est facile de nos jours, grâce à un sain effort de prédication pastorale qui s’emploie non certes à substituer à la liturgie des formules et des rites d’institution privée, mais à commenter et à expliquer le contenu si riche d’une prière certainement inspirée par Dieu. La fidélité à l’Église implique sans aucun doute cet attachement particulier à l’authentique prière de l’Église pratiquée et méditée dans toute sa richesse et sa pureté. v L’espérance qui nous fait obéir à l’Église
Écouter l’Église et recevoir d’elle sa foi, telle est donc bien la première obligation de la fidélité chrétienne. Elle ne suffirait pas cependant si une pratique diligente et obéissante ne venait réaliser en nous les ordres ou les directives légitimement imposés par ceux qui ont l’autorité et la mission de nous éclairer et de nous conduire sur la voie du salut. J’ aborde ici le grave problème de l’obéissance à l’Église, celui, où notre fidélité est particulièrement mise à l’épreuve, mais aussi celui où elle atteint son accomplissement effectif. Je ne traiterai pas le problème dans toute son ampleur : un rapport même très long ne saurait y suffire. Je me bornerai à vous en donner un rapide aperçu en rattachant cette obéissance à la seconde vertu théologale, celle de l’espérance. Ce sera déjà préparer le troisième point qui terminera cette analyse rapide de la fidélité : ses rapports avec la vertu de charité.
Comme la foi et la charité, l’espérance théologale a Dieu pour objet principal : nous espérons, un jour, voir Dieu et jouir éternellement de son infinie bonté. Mais elle porte aussi sur les moyens que Dieu nous a donnés pour atteindre une fin si haute. Et - nous l’avons déjà dit -, l’Église est le premier de ces moyens. Appliquée à l’Église, notre espérance devient un acte de confiance surnaturelle en ce moyen de sanctification par lequel Dieu lui-même nous conduit vers le terme suprême de notre vocation. Or, l’obéissance à l’Église constitue, précisément la forme la plus authentique de cet acte de confiance qui nous fait renoncer, s’il le faut, à notre jugement et à notre volonté propre pour nous en remettre au jugement et à la volonté de Dieu exprimée par le commandement de l’Église. A l’inverse, toute désobéissance à l’Église est une préférence donnée à un moyen naturel sur le moyen surnaturel que Dieu a mis en elle à notre disposition. Celui qui agit ainsi estime qu’il a en lui-même mieux que ce que l’église propose. Illusion facile qui explique comment tant de chrétiens, en dépit de leur foi, se montrent si souvent enclins à esquiver les ordres de l’ église ou à les modifier pour les rendre conformes à leur propre jugement.
L’Église - nous l’avons dit - est une institution visible, mais surnaturelle. Elle est ordonnée à une activité qui comporte un élément sensible, mais qui s’achève sur le plan proprement divin. Sans rejeter - tant s’en faut - les moyens d’action propres à la nature, elle leur ajoute des moyens supérieurs qui occupent tout de suite le premier plan et dont l’efficacité propre sera d’ordre intérieur, surnaturel et, la plupart du temps, inexpérimentable. La foi seule nous fera croire à cette efficacité, et l’espérance seule en tiendra compte dans l’application pratique. Au contraire, la nature laissée sur son propre plan est portée à ne mesurer l’efficacité de ses actes qu’à leurs résultats tangibles et immédiats, et plus encore aux résultats manifestes et spectaculaires. Il est clair qu’une âme appuyée surtout sur ses propres forces, soucieuse d’efficacité personnelle, immédiate et consciemment ressentie, risquera fort de ne rien comprendre aux oeuvres proprement surnaturelles, apparemment inefficaces. Et cette mésestime atteindra fatalement l’Église elle-même dont l’œuvre la plus profonde et la plus précieuse reste, immédiatement tout au moins, le secret de Dieu. On voit comment un tel naturalisme, destructeur de la véritable espérance, peut vite conduire au détachement de l’Église et à l’insoumission à son égard. On ne lui fera plus confiance. On préférera à ses procédés, apparemment inféconds, ceux qu’une expérience naturelle nous révélera comme plus productifs. Beaucoup de cas actuels de désobéissance à l’Église ne sont que la conséquence d’un tel manque de foi et de confiance. C’est un péché d’orgueil qui place notre jugement propre au-dessus de celui de l’Église.
A la lumière de ces réflexions, je voudrais aborder très rapidement la question récemment discutée de l’obéissance de jugement, dont la solution me paraît capitale pour assurer à plein notre fidélité à l’Église. Certains auteurs catholiques ont récemment critiqué et même rejeté comme impossible ce que les anciens maîtres de spiritualité, avaient appelé l’ « obéissance du jugement ». Celle-ci consiste à obéir non seulement par un accomplissement matériel de l’ordre présent, mais par un consentement de l’esprit à la bonté de l ’oeuvre ordonnée. Quelqu’un qui accomplirait un ordre uniquement parce que l’ordre est donné, mais en continuant d’estimer qu’il serait mieux, pour lui, de faire le contraire, n’aurait pas pratiqué l’obéissance de jugement, mais une obéissance purement mécanique et disciplinaire. Pour nos vieux auteurs, agir ainsi n’était pas obéir. Pour certains nouveaux maîtres, au contraire, cette exécution pratique, à laquelle tout consentement de la raison demeurerait étranger, suffirait cependant à constituer une véritable attitude d’obéissance.
S’il s’agissait d’obéissance purement légale ou, si l’on veut, disciplinaire, cela pourrait peut-être suffire, encore que ce soit bien discutable. Mais lorsqu’il s’agit d’obéir à l’Église - pour nous borner au cas qui nous intéresse- une pareille attitude ne saurait en aucune manière constituer une authentique fidélité. On a voulu, par cette stricte limitation pratique de l’obéissance, sauvegarder l’autonomie inaliénable de la personnalité et du jugement : on a, en réalité, vidé cet acte de tout ce qui en faisait une véritable vertu et très spécialement - dans notre cas - une vertu surnaturelle commandée par l’espérance théologale.
Certes, l’obéissance doit toujours être raisonnable, en ce sens tout au moins que l’accomplissement de l’acte commandé doit toujours avoir à nos yeux une juste raison. Celui qui doit obéir a toujours le droit de constater - ou du moins de pouvoir constater - que l’ordre donné émane d’un supérieur légitime ayant pouvoir et mission de donner cet ordre. Mais, spécialement dans l’Église, cette condition est normalement réalisée par tout supérieur légitime qui donne un ordre. Il faut une raison positive et manifeste de soupçonner un abus de pouvoir pour que le subordonné ait à faire une enquête. Sauf cette exception, l’obéissant présumera toujours de la compétence du supérieur et de la légitimité de son ordre. Sur ce point, tous les théologiens sont -je crois- d’accord.
Mais la discussion apparaît lorsque, cette condition étant réalisée, l’inférieur reste persuadé de ce que l’acte commandé est en lui-même préjudiciable au bien commun -tel du moins qu’il le voit- et de ce que l’acte opposé à l’ordre serait plus profitable. Doit-il se borner à exécuter l’ordre tout en pensant qu’il ferait mieux s’il agissait à l’opposé, et en restant ainsi, dans son jugement intérieur, en opposition avec le supérieur ?
Une juste réponse, qui demanderait une longue discussion, me paraît être que, normalement, l’obéissance vertueuse exige davantage et demande une véritable soumission du jugement pratique de l’inférieur à celui de son supérieur. Quoiqu’il en soit de l’obéissance purement extérieure à une loi disciplinaire de l’État, il est certain que l’obéissance du religieux - et même l’obéissance du chrétien à l’Église -requiert cette soumission intérieure du jugement.
Pour nous borner à ce dernier cas, qui seul nous intéresse ici, il suffit de rappeler la connexion que nous avons déjà établie entre l’obéissance à l’Église - représentée par un supérieur ecclésiastique légitime, agissant dans le domaine où il a mission de commander- et l’espérance théologale. Tant que l’inférieur refusera d’admettre que, dans le cas concret où il se trouve, le mieux, pour lui et pour les intérêts communs de l’Église, est d’obéir, il refuse au fond de faire confiance à l’Église. Il jugera qu’en soi, ce moyen surnaturel de salut est moins sûr et moins efficace que sa propre intelligence naturelle. Il n’y aura plus ni abandon ni confiance à l’Église.
Avec la foi et l’espérance chrétienne, la solution du cas est d’ailleurs facile. L’inférieur pourra avoir de solides raisons de juger qu’en théorie et dans l’abstrait, l’acte contraire à celui qui est demandé lui paraît être, de soi, meilleur ; mais, appuyé sur sa foi et sur sa confiance surnaturelle en l’Église, il estimera avec non moins de certitude que, dans le cas concret où il se trouve, compte tenu non seulement de l’information plus étendue que peut avoir le supérieur, mais surtout du bien très grand qui résulte, en soi, du seul fait de son obéissance, il sera plus profitable, non seulement pour lui-même, mais pour le bien commun de l’Église, qu’il accomplisse l’ordre donné. Ce plus grand profit la plupart du temps, ne sera pas pour lui immédiatement constatable. Il se pourra même que, dans ce qui lui apparaît des résultats immédiats de l’acte accompli par obéissance, il y ait perte réelle. Sa foi interviendra alors pour lui donner la certitude qu’ailleurs et sur un autre plan, invisible peut-être mais d’autant plus réel, la perte aura été largement compensée ; et, parmi les fruits réels d’un acte ainsi accompli, il ne manquera pas de compter celui que constitue, pour lui-même, un témoignage vécu et peut-être un accroissement de sa fidélité à l’Église. Ce cas d’un ordre ou d’une directive qui paraît au subordonné en opposition avec le bien commun n’est certes pas une chimère et il peut parfois mettre le subordonné en face d’un devoir très difficile à bien remplir. Prenons garde du moins, lorsqu’il se présente, de ne pas accroître nous-mêmes la difficulté qu’il pose. Devant un ordre qui surprend notre manière habituelle de penser ou contredit ce que nous attendions, il arrive souvent que notre première réaction ait pour effet de nous faire exagérer encore ce qu’il peut contenir pour nous de surprenant. Nous lui donnons alors une interprétation extrême, outrée, qui justifie d’autant notre surprise ou même notre critique. Notre fidélité à l’Église doit, au contraire, nous préserver de cette exagération anticipée. L’ordre vient d’un chef qui parle au nom de l’Église, prenons-le donc comme venant de l’Église, en l’interprétant d’une manière très objective, selon le sens qui peut exprimer la vraie pensée de l’Église. La critique et la tentation de révolte en seront d’autant réduites : mais n’est-ce pas ce qu’il peut arriver de mieux ? Notre humilité y trouvera son réel profit, même au dépens d’un amour-propre vexé. Mais peut-être que l’interprétation adoucie ne correspondra plus aux intentions réelles du supérieur dont nous connaissons par ailleurs les tendances outrées et opposées aux nôtres. Admettons-le, bien que ce ne soit pas toujours aussi sûr que nous le pensions. Il arrive, en effet, très fréquemment, surtout dans l’Église, qu’un supérieur, conscient de ses propres tendances personnelles, ne veuille pas effectivement les faire entrer en ligne de compte dans l’ordre qu’il donne non en son nom propre, mais au nom de l’Église. Mais mettons les choses au pire et supposons qu’en intimant l’ordre qui nous a surpris, le supérieur ait eu lui-même l’intention de le faire accomplir de cette façon extrême qui correspond à ses tendances personnelles et s’oppose à ce que nous croyons être la vraie pensée de l’Église. Dans ce cas, on peut légitimement conjecturer que de telles tendances, contraires à ce que nous estimons raisonnablement juste, ne doivent pas nécessairement entrer en considération dans l’interprétation de l’ordre qui n’est vraiment donné qu’au nom de l’Église. Il n’y a donc jamais lieu, quelque soit le cas, de durcir un ordre qui nous déplaît pour le rendre plus critiquable et, sinon pour nous permettre de nous y soustraire, du moins pour nous donner plus de mérite à l’accomplir.
v La charité qui nous fait aimer l’Église
Il me reste à vous exposer le troisième et dernier élément qui intègre, lui aussi, notre fidélité à l’Église : je veux parler de la charité. Là encore, le thème est très vaste et je suis d’autant plus astreint à la réduire que j’ai déjà longuement abusé de votre patiente attention. Je ne puis cependant omettre complètement cet aspect. Il est, en lui-même, sans aucun doute, le plus beau et le plus élevé de la vraie fidélité du chrétien.
Il est bien évident, d’abord, que la charité surnaturelle est indispensable pour faire de cette fidélité une attache vivante à l’Église. Sans la charité, en effet, le fidèle reste un membre mort, non certes encore détaché, et donc toujours capable de revivre. Mais la vie du Christ ne s’exerce plus en lui ; il n’est plus le temple du Saint-Esprit qui seul consacre la parfaite union à l’Église dans l’unité de sa Personne.
Malgré son immense portée, ce n’est pas de cet effet merveilleux de la charité surnaturelle informant et vivifiant tous les actes du chrétien que je dois, en ce moment, vous parler. Traitant plus spécialement de la fidélité à l’Église - et sans oublier que, pour chacun de nous, la conservation de l’état de grâce, et de la vie de charité est le premier devoir que nous impose personnellement cette fidélité - je dois pourtant considérer plus spécialement et à part cet aspect de la charité qui prend pour objet propre l’Église elle-même, ses institutions et ses membres. C’est à ce titre spécial que la charité nous lie d’une manière très ferme et très étroite à l’Église. Et bien que, dans cette perspective, il soit avant tout question de charité parfaite, on pourra cependant appliquer ce que nous allons dire, toute proportion gardée, à l’amour encore imparfait que le pécheur lui-même, croyant et confiant dans la divine miséricorde, peut tenir au regard de l’Église jusqu’au moment où elle aura été pour lui l’instrument du pardon divin et de l’infusion d’une charité parfaite.
Aimer l’Église, ce sera à la foi aimer tout ce qu’elle est, tout ce qu’elle contient, tout ce qu’elle donne, et ce sera aussi aimer, avec elle et comme elle, tous les objets de son amour. Par là, notre volonté se conformera et s’unira à la sienne, comme, par la foi, nous prenons part à sa pensée. Si le péché n’apporte pas de faille, c’est, réalisée et vécue dès ici-bas, la parfaite fidélité à l’Église.
Il n’est pas difficile de comprendre tout ce qu’ajoutera cet amour à l’acceptation commandée par la foi et à la soumission d’une obéissance à base d’espérance. Tout cela devient alors accueillance empressée et avide de nouvelle grâce, et le renoncement à la volonté propre se transforme en une adhésion ingénieuse à trouver les moyens d’accomplir à la perfection, souvent de prévenir, les moindres désirs d’une mère que l’on vénère et que l’on chérit. Le problème de la parfaite obéissance de jugement se trouve ici d’emblée résolu, car l’âme aimante ignore la contrainte et ne saurait tolérer le moindre désaccord de pensée avec celle à laquelle elle est totalement livrée. Par la charité qu’accompagnent toujours les dons du Saint-Esprit, l’âme devient docile et souple, sensible à toutes les directives qu’elle sait lui venir de Dieu. Seule l’éternité pourra dépasser encore cette entière appartenance à Dieu et cette complète union à l’Église devenue, cette fois, l’Église triomphante.
Faut-il maintenant détailler tout ce qu’embrassera un tel amour de l’Église? On ne peut que se borner à une rapide et très incomplète énumération. Aimer l’Église, ce sera aimer toute la société chrétienne, toutes ses richesses, toute sa pensée, tous ses moyens d’action, toutes ses institutions et ses lois, aimer surtout sa prière. Ce sera aimer cette Église entière et non uniquement dans l’une ou l’autre de ses parties. Ce sera envelopper dans un même amour l’Eglise du passé et celle du présent, aimer déjà celle de l’avenir, aimer surtout celle de l’éternité dès maintenant inaugurée dans le Ciel par la présence glorieuse du Seigneur, de la Vierge et des Saints. L’Église sera ainsi aimée dans toute son ampleur et selon toutes ses dimensions. Partout où elle a été, est ou sera, elle demeure le corps mystique du Christ et le temple vivant de l’Esprit-Saint.
Notre amour de l’Église se reportera spontanément sur son Chef, le Souverain Pontife, sur tous ceux qui partagent sa charge et ses responsabilités soit dans les organismes du Siège Apostolique, soit à la tête des innombrables diocèses du monde catholique. Un vrai chrétien n’éprouvera ici aucune difficulté. Mais il doit appliquer la même charité d’une manière plus spéciale à ceux que leur mission et leur rang dans l’Église rapprochent davantage de lui. Aimer son évêque, aimer ses prêtres, ce sont des devoirs impérieux qui peuvent poser des problèmes difficiles. Ils peuvent toujours être résolus à la lumière de la foi qui nous rappelle qu’en chacun d’eux, c’est l’Église même que nous aimons. Dans la mesure où ils lui appartiennent, où ils la représentent, où ils nous transmettent sa lumière et ses bienfaits surnaturels, ils ont plein droit à notre charité et nous n’avons aucune peine à aimer tout ce qui, en eux, est d’Église. Ce sera toujours le principal. Il pourra rester des imperfections, des défauts, des incompréhensions. Des déviations même parfois se manifesteront; ce n’est pas cela que nous aimerons en eux ; mais notre charité nous suggérera, dans la mesure qui convient en chaque cas, les moyens opportuns d’y porter remède ou d’en atténuer les mauvais effets, ou tout au moins l’humble attitude qui s’efforce d’ignorer ou, s’il le faut, de pardonner. Que de telles ombres soient surtout pour nous un motif de prière et, s’il est possible, d’un cordial et généreux concours qui parviendra souvent à suppléer à d’inévitables insuffisances. Mais, sur ce point très délicat, la charité surnaturelle sera surtout conseillère de patience et de discrétion. Gardons-nous bien de juger et surtout de condamner trop vite, et, s’il est toujours légitime et parfois très opportun de redresser un tort, le meilleur moyen de le faire est celui que suggère l’amitié, le respect et l’humilité. La charité, dans ces cas, nous portera surtout à aider. Si elle nous fait haïr le mal en nous et aussi chez les autres, c’est toujours en nous faisant rechercher d’abord le vrai bien de ceux que l’on aime.
Les même principes, toute proportion gardée, guideront notre attitude à l’égard de nos frères, membres comme nous de l’Église. Même s’ils ne partagent pas toutes nos convictions, ni toutes nos tendances, nous nous garderons de prendre, de parti pris, à leur endroit, une attitude exclusive ou même hostile. Nous avons le droit et le devoir de les éclairer, voire de combattre les erreurs manifestes qu’ils professent et cherchent à répandre (même s’ils le font de bonne foi) ; mais laissons à l’autorité compétente le soin de prononcer une condamnation, surtout si elle est publique. Cette attitude d’humilité n’entraînera jamais la moindre sympathie ni pour l’erreur, ni pour le péché : nous avons le droit et le devoir de combattre partout l’un et l’autre, en nous d’abord et sans réserve, puis, dans la mesure du possible, chez tous ceux que nous aimons. Mais gardons-nous ici de toute initiative maladroite qui, au lieu d’atteindre le but recherché, n’aurait d’autre effet que d’aggraver le mal.
Je n’ai pas à vous parler de l’attitude à tenir à l’égard de ceux qui ne sont pas dans l’Église et surtout à l’égard de ceux qui la combattent. Même en ce dernier cas, notre amour de l’Eglise nous impose de chercher avant tout à les ramener au bercail, et, dans ce but, notre prière ou nos sacrifices pourront souvent réaliser des prodiges. Pourtant, aussi longtemps que le mal règne sur eux, nous haïrons profondément ce mal et nous nous efforcerons de le détruire par tous les moyens qui seront à la fois légitimes et susceptibles d’être efficaces. Certains de ces moyens, tout en visant de soi le véritable bien de l’Église et de ceux que l’on a à combattre, pourront blesser et faire souffrir les personnes elles-mêmes. Cela, nous ne l’aurons pas recherché et nous ne nous en réjouirons pas. Seules peuvent nous réjouir les conséquences heureuses, personnelles ou collectives, que ces blessures involontaires pourront, en fin de compte, obtenir.
Je ne traite ici ces questions délicates et complexes que d’une manière sommaire et incomplète. Elles l’ont été déjà, avec autant de vigueur que de loyale charité, par l’un de vous au congrès d’Angers, voilà deux ans. Je ne puis ici que renvoyer aux principes exposés à cette occasion. Je ne voudrais cependant pas achever ce rapide rappel des lois élémentaires de la charité chrétienne sans exprimer publiquement et très cordialement mon admiration pour la manière délicate et attentive avec laquelle La Cité Catholique s’est employée, depuis dix ans que je suis avec attention tous ses travaux, à mettre en pratique ces préceptes. Je me suis constamment tenu en éveil sur ce point et je suis particulièrement heureux de rendre un témoignage à ce qui est, peut-être, le principal motif pour lequel le Seigneur apporte, aujourd’hui, à votre oeuvre les marques si évidentes de ses faveurs. Prévoyant le danger auquel vous exposait une fermeté doctrinale d’ailleurs très louable, des voix plus autorisées que la mienne vous ont apporté de précieux conseils et une prudente mise en garde. Vous n’avez pas seulement accueilli avec respect et soumission ces graves leçons, toujours opportunes ; vous vous êtes appliqués à les mettre en pratique d’une manière parfois héroïque. Je le dis avec d’autant plus de force que des frères d’une autre tendance ont parfois laissé entendre que vous auriez agi différemment. Dieu veuille que tous ceux qui ne partagent pas toutes vos convictions agissent du moins à votre égard comme vous le faites pour eux. Mais ceci ne dépend plus uniquement de vous ; qu’il vous suffise, par votre charité patiente et persévérante, de maintenir sans défaillance, sur ce point comme sur celui de la doctrine, votre pleine fidélité à l’Église.
Aimez donc cette Église de tout votre cœur. Relisez souvent, méditez et surtout réalisez les consignes magistrales naguère tombées de la plume si autorisée de Son Éminence le Cardinal Ottaviani, où l’on ne sait ce qu’il faut le plus admirer de la fermeté évangélique, impitoyable au mal qui entache et paralyse l’attitude de certains chrétiens, clercs ou laïcs, ou de l’amour ardent à l’égard de cette admirable Église, notre mère, « qui n’est pas seulement le Royaume de Dieu, mais la chose la plus belle qui ait jamais été et qui puisse jamais être dans l’histoire des hommes ».
Dom Georges FRENAUD,
moine de Solesmes.
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