Jacques Bainville, de l’Académie française, écrit dans son ” Histoire de France ” :
Le désastre d’Azincourt ne ranima pas la France : elle se dissolvait. Par un autre malheur, les chances de l’avenir reculèrent. En quelques mois, trois dauphins moururent. Seul resta le quatrième fils de Charles VI, un enfant. La longue incapacité du roi fou ne finirait que pour une nouvelle minorité : Henri V pouvait se proclamer roi de France. D’ailleurs les Français se battaient entre eux devant l’ennemi. La reine elle-même, la Bavaroise Isabeau, avait passé au duc de Bourgogne, de plus en plus populaire parce que son parti était celui de la paix à tout prix avec les Anglais. Bientôt les Bourguignons ouvrirent à Jean sans Peur les portes de Paris. Ce fut une terrible revanche pour les exilés, pour les vaincus des journées cabochiennes qui revinrent avides de vengeance. Des milliers de personnes du parti armagnac avaient été arrêtées : il ne fut pas difficile de réveiller la furie des écorcheurs de la foule. À deux reprises, des massacres eurent lieu dans les prisons. Étrange ressemblance de ces scènes avec celles de septembre 1792. Plus étrange encore le soin des historiens de ne pas la marquer, comme si la révolution du dix-huitième siècle avait été un phénomène miraculeux ou monstrueux, mais unique et gigantesque, au lieu d’être un épisode à sa place dans la suite de nos crises et de nos renaissances, de nos retours à l’ordre et de nos folies.
Jean sans Peur finit par rétablir un peu d’ordre dans Paris, mais la France était dans le chaos. La confusion des idées était extrême. Il n’y avait plus de gouvernement. Le duc de Bourgogne tenait en son pouvoir le roi fou, parlait en son nom et avait pour complice la reine Isabeau, l’indifférente et obèse Bavaroise. Le dauphin Charles s’était retiré avec ses partisans au sud de la Loire. Cependant Henri V procédait méthodiquement à la conquête de la France, prenait Rouen et s’installait en Normandie. On reprochait à Jean sans Peur de trahir. Sans doute ne voulut-il pas conclure avec l’Angleterre une paix qui ne pouvait être que honteuse et s’exposer à la protestation du dauphin : l’âme de la résistance nationale se fût réfugiée chez le futur roi. Jean chercha donc à se rapprocher du jeune prince. Deux entrevues eurent lieu. À la seconde, à Montereau, une altercation éclata. Le duc de Bourgogne fut assassiné, ainsi que lui-même jadis avait fait tuer le duc d’Orléans (1419).
Ce nouveau crime politique, commis en présence du dauphin bien que celui-ci ne l’eût pas commandé, précipita la fin du drame. Comme jadis le parti d’Orléans, le parti bourguignon cria vengeance, en appela au pays. Cette vengeance, le nouveau duc de Bourgogne, Philippe le Bon, l’exerça contre la France. Il la livra à Henri V, qui épousa une fille de Charles VI et qui deviendrait roi de France à sa mort, les deux couronnes devant alors être confondues. Ainsi la France était conquise par l’Angleterre, elle perdait son gouvernement national puisque le dauphin Charles, le « soi-disant dauphin », était déchu de ses droits au trône par un document signé de Charles VI privé de ses dernières lueurs de raison. Dans ces mots « soi-disant dauphin » il y avait une imputation terrible : celle que Charles VII n’était pas le fils de son père. Tel fut le honteux traité de Troyes (20 mai 1420). Plus honteuse l’acceptation de l’Université, du Parlement, de tous les corps constitués de France. La signature de Charles VI étant nulle, les États Généraux consentirent à donner la leur. Paris même, ce fier Paris, acclama Henri V, « moult joyeusement et honorablement reçu ». Henri V s’empressa de prendre possession de la Bastille, du Louvre et de Vincennes. De ces forteresses, un roi étranger commanderait les Parisiens. Voilà ce que les révolutions leur avaient apporté : elles sont la seule cause de cet incroyable abaissement. La misère, la famine étaient telles, à la suite de ces longs désordres, que Paris, après avoir perdu le sens national dans ses disputes, avait perdu la dignité.
Neuf années s’écoulèrent pendant lesquelles il n’arriva pour la France qu’un événement heureux. En 1422, Henri V était mort prématurément, deux mois avant Charles VI. C’est-à-dire que l’Anglais n’eut pas l’héritage que lui réservait le traité de Troyes. Il ne fut pas roi de France. Il ne fut pas sacré à Reims. Il laissait un fils de neuf mois qui ne pouvait, lui non plus, recevoir la consécration et prononcer le serment d’où le pouvoir légitime découlait. Ce fut, pour la cause de Charles VII, pour la cause nationale, une chance inestimable : la voie restait libre. On comprend l’importance que Jeanne d’Arc, avec une intuition merveilleuse, attacha à faire sacrer le dauphin sans délai.
De 1422 à 1429, l’héritier de la couronne de France, proscrit, dénué de ressources, reconnu par un petit groupe de fidèles seulement, erre dans les parties de son royaume qui ne sont pas occupées par les Anglais. Encore le vrai roi n’y a-t-il guère d’autorité. Il est le « roi de Bourges », où il réside ordinairement. Cette chétive royauté est bien nominale. Charles VII ne peut même pas lever des soldats. Il n’a avec lui que quelques bandes d’Armagnacs, quelques Écossais qu’il paie, quand par hasard il a de l’argent. Charles VII, qui ne peut aller à Reims occupé par les Anglais, n’est que le dauphin. Il n’est qu’un prétendant. Ses droits sont contestés. Sa naissance l’est elle-même. Comment peut-on être sévère pour les hésitations et les faiblesses de ce malheureux jeune homme de vingt ans, si mal préparé à sa tâche (il était le quatrième fils du roi fou), si mal soutenu par un pays démoralisé, si mal entouré que ses conseillers se disputaient entre eux, comme il arrive dans les affaires qui ne vont pas bien et où l’on s’aigrit ? Charles VII tenta ce qu’il put : une réconciliation avec le duc de Bourgogne, qui échoua ; un mariage, qui réussit, avec la fille du duc d’Anjou. Il avait le sentiment d’un rôle national à remplir, seul moyen de retrouver sa couronne. Les ressources matérielles lui manquaient autant que le ressort moral et toutes ses petites entreprises militaires étaient vouées à l’échec. Devant l’Angleterre victorieuse, devant la puissante maison de Bourgogne, le roi de Bourges se sentait écrasé. Le régent anglais, le duc de Bedford, avait entrepris la soumission méthodique de la France. Orléans assiégé était sur le point de succomber après une belle et longue défense, après quoi les Anglais eussent été les maîtres de l’Ouest et du Centre. La cause de Charles VII semblait perdue. Il songeait à se retirer dans le Dauphiné. D’autres lui conseillaient de quitter la France.
Tout allait changer en quelques semaines. La résistance d’Orléans avait fini par forcer l’attention du pays, par le réveiller. Orléans, c’était un symbole. L’assassinat du duc d’Orléans par le duc de Bourgogne, la captivité de Charles d’Orléans, le fils de la victime, le touchant et pur poète, vingt-cinq ans prisonnier à Londres : autant de souvenirs, d’images, d’émotions. Orléans était la ville du parti national, la ville ennemie des Bourguignons et des cabochiens. Les histoires héroïques de son siège coururent la France. Elles allaient jusqu’aux limites de Champagne et de Lorraine, dans ce village de Domremy où Jeanne d’Arc entendait ses saintes. Et les voix lui disaient ce qu’il fallait faire, ce que nous voyons distinctement aujourd’hui, mais ce que le plus grand des politiques, vivant en ce temps-là, n’eût peut-être vu que pour le juger impossible : « Délivrer Orléans et sacrer le dauphin à Reims. »
C’était la mission de Jeanne d’Arc et elle l’a remplie. Pour la France, c’était le salut. D’un consentement universel, il n’est dans aucun temps, dans aucun pays, aussi pure héroïne, récit plus merveilleux. Nul ne pourra l’entendre que ses yeux ne s’emplissent de larmes. Ce que nous voulons montrer ici, c’est comme le sublime épisode de Jeanne d’Arc entre harmonieusement dans l’histoire de France, continue le passé et prépare l’avenir.
Jeanne d’Arc a aujourd’hui moins de sceptiques qu’elle n’en trouva de son temps. Dès le jour où une force mystérieuse poussa cette jeune fille de dix-huit ans à quitter son père, sa mère et son village pour sauver la France, les objections ne manquèrent pas. Jamais elles ne la découragèrent. Ceux qui crurent en elle, le peuple le premier, eurent raison contre les raisonneurs. Et ceux-là mêmes qui n’avaient pas la foi, mais qui voulaient le bien du royaume, se dirent qu’après tout les affaires étaient si bas qu’on ne risquait rien à essayer ce concours providentiel. La cause du dauphin ne pouvait plus compter que sur un miracle. Et ce miracle, la France l’attendait, car à peine Jeanne d’Arc fut-elle partie de Vaucouleurs pour se rendre auprès de Charles VII, que son nom vola de bouche en bouche et rendit courage aux assiégés d’Orléans.
Du point de vue le plus terrestre, du point de vue politique, ce qu’il y a d’incomparable chez Jeanne d’Arc, c’est la justesse du coup d’œil, le bon sens, la rectitude du jugement. Pour sauver la France créée par ses rois, confondue avec eux, il fallait relever la royauté. Pour relever la royauté, il fallait rendre confiance et prestige à l’héritier qui finissait par perdre espoir, et peut-être doutait de sa naissance même. C’est pourquoi la première rencontre de Jeanne et de Charles VII est si émouvante. Le geste de Jeanne, reconnaissant le dauphin qui la met à l’épreuve, et tombant à ses genoux, est décisif. Le principe sauveur, la Monarchie, est désigné. À l’homme, au roi légitime, la confiance en lui-même est rendue.
Elle fut rendue à tous. Il n’était pas rare que les militaires et les politiques qui aimaient le mieux Jeanne d’Arc ne voulussent pas l’écouter. Presque toujours c’était elle qui avait raison, ses pressentiments étaient vérifiés et elle dégageait un tel esprit de tranquille certitude que les gens faisaient sans effort ce qu’elle avait dit. Ainsi fut levé le siège d’Orléans (8 mai 1429). Puis, sans perdre une minute, n’écoutant pas les avis, intéressés ou désintéressés, des faux sages, Jeanne conduisit le roi à Reims. La vraie sagesse était de suivre son inspiration. D’enthousiasme, les Anglais, qui essayaient de barrer le passage, furent bousculés à Patay. D’enthousiasme, Troyes fut pris. Les gouverneurs bourguignons, effrayés par ce mouvement populaire, ne recevant pas de secours de Bedford, ouvrirent les portes de Châlons et de Reims. Le dauphin y fut sacré solennellement, selon les rites. Dès lors, le petit prince anglais ne pouvait plus être en France qu’un faux roi.
La France, après le sacre, retrouvait, avec sa Monarchie, la condition de son indépendance et l’instrument de son salut. Mais tout ce qui pouvait se faire par miracle était fait. Jeanne d’Arc, après l’apothéose de Reims, eut un de ces pressentiments qui ne la trompaient pas : sa mission était finie. Il ne lui manquait plus que l’auréole du martyre. Son rêve eût été de conduire le roi à Paris après l’avoir conduit à Reims. Elle échoua devant la ville, restée de cœur et d’âme bourguignonne : le « bourgeois de Paris », dans son célèbre journal, injurie l’héroïne des « Armignats ». Autre échec devant Compiègne : tombée aux mains de Jean de Ligny, bourguignon, Jeanne, d’ordre du duc de Bourgogne, fut livrée aux Anglais. La lutte des partis continuait et elle forme l’élément capital du procès de Rouen. Jeanne d’Arc personnifiait la patrie pour les uns, pour les autres les noms détestés d’Orléans et d’Armagnac. Bedford et Winchester, pour condamner la sainte au bûcher, pour se venger en déconsidérant sa cause, se servirent encore de nos guerres civiles. Qui fut leur homme ? Cauchon, une des lumières de l’Université de Paris, l’Université bourguignonne, pleine de rancunes. Cauchon eut soin de la consulter : l’Université déclara coupable et envoya au feu celle qui représentait le parti d’Orléans (30 mai 1431). La haine de l’Université contre Jeanne d’Arc est la même qui avait associé les docteurs aux bouchers, les intellectuels aux cabochiens. L’odieux du procès et de la condamnation doit équitablement se partager entre les Anglais et leurs serviteurs français du parti bourguignon, le parti de l’Angleterre, le parti de l’étranger.
Pourtant, une des grandes idées de la « bonne Lorraine » avait été la réconciliation des Français. Grâce au mouvement national que son intervention avait déterminé, le retentissement et l’horreur de son martyre réalisèrent son vœu. La domination anglaise était de plus en plus détestée. Paris même se lassait. Le duc de Bourgogne se sentait abandonné de ses partisans et la protection de l’Angleterre commençait à lui peser. Quatre ans après la mort de Jeanne d’Arc, au congrès d’Arras, il se réconciliait avec Charles VII qui acheta cet accord en cédant les villes de la Somme et en exprimant des regrets pour l’assassinat de Jean sans Peur. Brève réconciliation. La maison de Bourgogne sera encore l’ennemie de la France. Mais il n’y aura plus chez nous que des débris du parti bourguignon. Le parti de la légitimité, le parti français, l’a emporté. Un an après le traité d’Arras, les Parisiens ouvrent leurs portes aux gens du roi et ils aident Richemont à chasser la garnison anglaise.
Rien n’était encore fini. Les Anglais tenaient toujours une partie du royaume. Le reste était dans le chaos et la misère. Comme Charles le Sage, Charles VII avait tout à refaire : l’administration, les finances, l’armée, en un mot l’État. Et le roi de France n’avait que de misérables ressources : à la cour somptueuse de Bourgogne, dans le grand apparat de la Toison d’Or, on se moquait du « roi de Gonesse » monté sur « un bas cheval trottier ». Et non seulement Charles VII ne disposait que de faibles moyens, mais tout le monde avait perdu l’habitude d’obéir : les grands vassaux donnaient le mauvais exemple. Il faudra juger le duc d’Alençon, coupable d’avoir négocié avec l’Angleterre.
Le beau feu d’enthousiasme et de patriotisme qui avait pris naissance à Domremy ne pouvait durer toujours. Surtout il ne pouvait suffire à remplacer l’organisation et la discipline. Rétablir l’ordre, chasser les Anglais : ce fut pendant vingt ans la tâche de Charles VII. Il l’accomplit à la manière capétienne, petitement d’abord, pas à pas, posant une pierre après l’autre, aidé dans sa besogne par des gens de peu ou de rien, des bourgeois administrateurs, l’argentier Jacques Cœur, le maître de l’artillerie Jean Bureau. « Le bien servi » fut le surnom de Charles VII. Il eut le talent de se faire servir, d’écouter les bons conseils, d’exploiter les dévouements, d’être ingrat au besoin, bref de tout ramener au bien de l’État. Le résultat fut qu’à la mort du roi, l’Angleterre, en France, ne tenait plus que Calais. La victoire de Formigny (1450) effaça Crécy, Poitiers, Azincourt.
Les Anglais n’eussent pas été chassés, du moins aussi vite, si la division ne se fût mise parmi eux : leurs régents se querellèrent. Les minorités ne réussissaient pas mieux aux Anglais qu’à nous. Celle d’Henri VI leur fut fatale, les introduisit dans la guerre civile qui devait éclater bientôt, York contre Lancastre, cette guerre des deux Roses qui déchirerait l’Angleterre au moment où l’Allemagne, sortant de son anarchie et de sa léthargie sous la main des Habsbourg, allait redevenir dangereuse pour nous. Avec ces troubles d’Angleterre, la guerre de Cent ans s’éteint. À si peu de temps du bûcher de Rouen, le théâtre tourne, la scène change. Voici la France, à peine délivrée des Anglais, attirée vers l’Est où ses frontières sont cruellement inachevées.
Aux heures de sa pire détresse, le roi de Bourges avait trouvé appui auprès de l’empereur Sigismond. Quand il voulut se débarrasser des bandes armées qui infestaient la France, de même que Charles V avait liquidé les grandes compagnies en les envoyant en Espagne, il les envoya en Suisse pour rendre service à l’empereur. D’où, à l’improviste, de grandes conséquences. Le dauphin avait conduit à Bâle les routiers encombrants, et le dauphin, c’était le futur Louis XI. En battant les Suisses, il les découvrit, il apprit à les connaître. Plus tard il se souviendra d’eux. Cependant les cantons helvétiques s’affranchissaient, l’empereur était trop faible pour les faire rentrer dans le devoir, et il devait appeler les Français à son aide. Voyant cela, des villes d’Empire, qui n’étaient d’Empire que par les lointains effets des partages carolingiens, demandèrent la protection du roi de France. Ce fut le cas de Toul et de Verdun. Metz s’y joindra plus tard : les grandes luttes du seizième et du dix-septième siècles s’annoncent.