“Petit portrait en grosses lignes”, de Joseph Delteil

Petit portrait en grosses lignes

Toute action vraiment grande comporte une grande part d’inconnu, de divin. Le phénomène n’admet pas d’explication humaine. Le merveilleux rompt la raison.

L’attitude rationaliste est infiniment mesquine devant une Jeanne d’Arc. Les forces de la nature, le génie, le bonheur, l’art, échappent de toutes parts au raisonnement.

Le plan des faits est perpendiculaire au plan des causes.

Il n’y a pas d’assimilation possible entre Jeanne et Napoléon. L’une est du domaine de Dieu, l’autre du domaine du Génie. (Et lorsque je dis Dieu, je prie les incroyants de remplacer à leur guise ce mot par un autre : Pan, Etre Suprême, Grand Tout, etc…., etc…)

Et cependant, Jeanne d’Arc n’est pas un pur miracle. Cette fleur a des racines. Les apparences raisonnables, rationnelles (je dis apparences) sont jusqu’à un certain point sauvegardées. En Jeanne, les plans divin et humain coïncident.

Jeanne possédait toutes les qualités humaines propres à faire une Jeanne d’Arc. Elle avait le physique de l’emploi.

Et d’abord un grand corps sain. Jeanne est toute santé. Quelle pitié de parler d’hystérie! C’est une belle paysanne de France, nourrie d’éléments simples, viandes indigènes, légumes frais, bien campée sur ses fortes cuisses, les pieds solides sur la terre. Les systèmes respiratoire et circulatoire sont intacts. Un peu sanguine peut-être, avec du sang épais dans ses grandes veines, une tranquille chair de franche bête, la peau élastique et profonde. Son corps est un temple antique, sans fioritures, mais établi sur des bases éternelles. Tout chez elle et synthèse, densité et proportion. Au service de ce large corps, un tempérament de feu. La santé physique est un élément statique. Le tempérament est le principe dynamique? Santé a un sens calme.

Tempérament a l’allure révolutionnaire. Chez Jeanne, les deux puissances s’allient et se compénètrent. Elle est impulsive, impétueuse. Si sa chair est toute santé, son âme est toute passion. Elle respire, mange, veut, aime, hait avec emportement. Ne pas confondre avec la nervosité. La nervosité est une exaltation maladive, intermittente, accidentelle. C’est un empiétement de l’esprit sur le corps, une rupture d’équilibre. Chez Jeanne le bouillonnement psychique est comparable à la fermentation du moût de vin. Son tempérament, c’est l’alcool.

L’instinct de Jeanne se concilie ici avec les enseignements de l’art militaire moderne. Elle est elle-même la théorie vivante de l’Offensive. De l’audace, encore de l’audace, et toujours de l’audace.

Elle disait : “Entrez hardiment parmi les Anglais !” et elle y entrait elle-même. Le fondement de l’audace, c’est la jeunesse. C’est drôle comme tous ces gens-là, à cette époque, sont jeunes. La Pucelle a dix-huit ans, Charles VII, vingt-sept ans, Alençon, vingt-deux ans. Le maréchal de Rais a vingt-trois ans. Seule la jeunesse peut sauver le monde. L’expérience et la vieillesse sont les plus redoutables microbes de l’homme.

Un grain de violence dans cette ardeur, oui et pourquoi pas ? La vertu est extrémité. Parfois, Jeanne montra une vraie cruauté. Elle était rigide jusqu’à la domination. C’est que Jeanne n’a rien d’un fade cœur. C’est une âme forte, sans sensiblerie, l’épée à la main. La hardiesse confine à la folie, à la naïveté. Jeanne la hardie est Jeanne la naïve. La naïveté est une arme de grand calibre. De tout temps, dans un monde livré à la combine, à la complication, à l’habileté, la simplicité l’emporte. C’est toujours un geste simple qui dénoue les nœuds gordiens. Le comble de la manœuvre, c’est le coup franc. Jeanne manie la bataille comme Colomb l’œuf . Extrêmement simple ; mais il fallait y penser.

La suprême vertu de Jeanne, c’est son ignorance. Elle ne connaît pas la courbe, le cercle. Pour Jeanne, le plus court chemin d’un point à un autre, c’est la ligne droite. Elle est infaillible comme un pigeon voyageur. Elle n’use pas de l’intelligence ; elle a mieux : l’instinct ! Jeanne d’Arc est la glorification de l’Instinct !. Que MM. les intellectuels en prennent de la graine ! Elle ne connaît rien de rien. Elle ne connaît pas l’art de la guerre, je veux dire le jeu de la guerre, la règle du jeu. Cette ignorance déroute l’adversaire. Ce n’est pas de jeu. Avec Jeanne, ce n’est jamais de jeu. Elle triche par simplicité. Elle emporte de front alors que la règle voulait une marche de flanc. Une ignorance crasse, vous dis-je. Jeanne mériterait d’être mise au pain sec. Elle vainc, elle boute les Anglais hors de France, par erreur. Toutes ses victoires sont irrégulières.

A une belle défaite selon les règles, la naïve enfant préfère une victoire fautive.

Elle entrait dans la bataille avec des yeux neufs, un esprit neuf. Cet atome d’air pur mettait en débandade les microbes du calcul.

La naïveté engendre l’assurance. L’assurance engendre la certitude. Entreprendre avec assurance, c’est avoir toutes les chances du monde de réussir. Jeanne avait la foi. Elle avait la foi dans la victoire. Elle croyait à la simplicité, à la normalité de la victoire. La foi, au témoignage de l’évangile, soulève les montagnes. C’est la plus prodigieuse des forces. Condé, Murat sont sur ce point fils de Jeanne. Vaincre, c’est croire à la victoire. Chez Jeanne, la naïveté, l’ingénuité ne va pas sans une sorte de malice. Grâce robuste pour le corps, énergie rusée pour l’esprit. Ses interrogatoires fourmillent de traits charmants, de ripostes finaudes. ” Quelle langue parlent vos voix ?” demande avec un fort accent auvergnat frère Seguin.

” Meilleure que la vôtre !”

Elle aimait rire. Elle vivait de bonne soupe et de bonne humeur. Les saillies, les jeux de mots lui étaient naturels. Comme tous les êtres foncièrement bons, elle avait dans l’âme une pointe de moquerie. Enfin, à la base de son caractère, un bon sens trapu, allègre, divin. “Pour les Anglais, la paix qu’il y faut, disait-elle, est qu’ils s’en aillent en leur pays”. C’est un bon sens qui est sens politique. Démêler le naturel d’avec l’artificiel, voilà où excelle Jeanne. D’un coup d’œil, elle perce la situation, va droit au noyau. Il ne s’agit pas de sens commun, qui est la prosternation de l’individu devant le nombre. Le sens commun est convention pure. Le bon sens, c’est l’isolement de la vérité première, de la cellule élémentaire. Le bon sens, c’est la colonne. Avoir du bon sens, c’est interpréter la vie dans le même sens que Dieu. Le bon sens est le fondement de l’esprit, le fondement du monde.

Jeanne a été le premier capitaine moderne. Dès le principe, elle a senti l’importance de l’artillerie, arme alors nouvelle. (D’ailleurs aux yeux du bon sens, tout est nouveau). Elle fit du canon un usage remarquablement ingénieux, avisé, net. C’est un trait qu’elle a de commun avec Napoléon. Ce sont deux artilleurs. “Erat multum experta in praeparatione de l’artillerie” (duc d’Alençon). Jeanne, toute inspiration, ne néglige pas la préparation. Avant de combattre, elle n’a pas oublié de fourbir son épée, je veux dire de préparer l’armée. Jeanne a donné à ses troupes la discipline. On sait de reste que c’est la principale force des armées. On n’insiste pas assez sur ce rôle de Jeanne. Avant d’être la victorieuse, Jeanne est l’Organisatrice de la Victoire. Quel rare concours chez Jeanne de toutes les qualités complémentaires ! Quelle rare union des puissances d’en bas et des puissances d’en haut ! Jeanne d’Arc, c’est l’accord de la terre et du ciel.

Joseph DELTEIL

«Jeanne d’Arc»

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